Article de Sybille Van des Walt de l’association Metz Ville d’Eau.
Livre visionnaire sur la pénurie de l’eau et la ressource méconnue des eaux vertes. A lire absolument, on espère, bientôt en langue française. : )
Critique de Dieter Gerten, L’eau. pénurie, changement climatique, alimentation mondiale, Munich 2020, C.H. Beck
Il y a quelques années encore, la pénurie d’eau et la sécheresse semblaient être des expériences éloignées des zones climatiques tempérées de l’hémisphère nord et de l’Europe de l’Ouest. La succession de différents étés caniculaires depuis le début de ce millénaire a cependant inévitablement propulsé cette problématique au cœur des débats locaux et des choix politico-institutionnels.
Le livre “Wasser” (Eau) de Dieter Gerten ne se contente pas d’offrir un cadre de réflexion large en s’appuyant sur l’histoire culturelle et les statistiques des différents usages humains de l’eau. Gerten, expert à l’Institut de Potsdam pour la recherche sur l’impact climatique (PIK), développe en quelque 200 pages, dans un style très lisible et avec une argumentation séduisante, des distinctions et des concepts cruciaux pour permettre les décisions politiques et technologiques judicieuses qui seront à prendre dans un avenir proche et qui permettront à l’humanité, à l’ère du changement climatique, de gérer l’eau douce, cette matière première indispensable à son existence, de manière à la fois plus efficace et plus écologique.
Le point de départ est la constatation peu alarmiste et plutôt rassurante, que, d’un point de vue purement physique, la quantité d’eau qui circule sur la Terre est toujours la même. Ce qui change, en particulier en période de changement climatique, c’est la répartition de cette eau entre les surfaces marines et terrestres, la fréquence et l’intensité des précipitations et donc le volume d’eau douce “disponible” sur terre. Il faut savoir que seulement “0,3% de l’eau douce mondiale est stockée dans les rivières, les zones humides, les lacs, les sols et l’atmosphère” (Gerten 2020, 16) et est donc disponible pour l’homme.
La répartition déjà inégale entre les zones arides de l’hémisphère sud et les zones climatiques plus tempérées de l’hémisphère nord semble ne faire que s’accentuer avec le changement climatique. Même s’il ne faut donc pas parler trop vite d’une crise mondiale de l’eau, il est indispensable de rechercher de nouvelles méthodes d’exploitation et d’utilisation plus efficaces pour pouvoir répondre à l’avenir aux besoins accrus face à des périodes de chaleur et de sécheresse de plus en plus imprévisibles et à une population mondiale en constante augmentation.
L’eau bleue contre l’eau verte
Au cœur de l’argumentation de Gerten se trouve la distinction entre deux concepts faite par l’hydrologue suédoise Malin Falkenmark. Celle-ci a constaté dans les années 1970 que le débat hydrologique sur la disponibilité de l’eau se concentrait jusqu’à présent presque exclusivement sur l’eau disponible dans les rivières, les lacs, les barrages et les réservoirs d’eau souterraine. Elle opposait cette “eau bleue”, c’est-à-dire l’eau douce provenant des zones humides de la Terre, activement canalisée et rendue disponible par l’homme, à ce qu’elle appelait “l’eau verte”. Falkenmark entendait par là l’eau de pluie “invisible”, parce qu’infiltrée dans les sols, mais qui revêt une importance capitale pour l’usage de l’eau et pour l’agriculture, car elle est responsable de la majeure partie de la production de biomasse.
L’eau verte ne nourrit pas seulement tous les écosystèmes terrestres naturels. Elle est également fondamentale pour l’agriculture et le pâturage non irrigués, ainsi que pour certaines parties de l’agriculture irriguée. Pour Gerten, le plus grand potentiel d’une utilisation optimale de l’eau à l’avenir réside dans l’exploration de pratiques permettant d’intégrer plus efficacement cette eau verte, notamment dans l’agriculture. Sur les quelque 4000 km3 d’eau douce consommés dans le monde, 2800 km3, soit environ 70 %, sont imputables à l’agriculture irriguée. En revanche, “l’évaporation de l’eau verte sur les cultures et les pâturages s’élève actuellement à plus de 21 000 km3 par an … (un chiffre) qui comprend, pour ces surfaces, l’évaporation d’environ 1200 km3 d’eau bleue d’irrigation”. (Gerten 2020, 26) La réduction du taux d’évaporation sur les surfaces agricoles et la diminution correspondante de l’irrigation artificielle supplémentaire constituent donc la principale variable d’ajustement pour une utilisation plus efficace de l’eau à l’avenir. La terminologie du commerce virtuel de l’eau, l’empreinte hydrique de l’élevage et l’importance de l’alimentation végétarienne pour réduire celle de l’alimentation mondiale sont également abordées par Gerten, mais , pour des raisons de clarté, nous nous contenterons ici de les effleurer.
De la voie dure à la voie douce de la gestion de l’eau
En se concentrant sur l'”eau verte” et en observant le bilan d’irrigation et d’évaporation presque irrationnel de l’agriculture intensive, il n’est pas étonnant que Gerten souhaite écrire une nouvelle histoire (mondiale) de l’utilisation de l’eau par l’homme. C’est pourquoi son intérêt se porte moins sur les conquêtes techniques des grands chantiers hydrologiques pour l’utilisation de “l’eau bleue” que sur la multitude de formes prémodernes de stockage de l’eau, à petite échelle et localement différentes.
Certes, les innovations hydrologiques de la “révolution verte”, c’est-à-dire la construction de canaux, la correction des cours d’eau, les barrages et les digues, étaient étroitement liées à la naissance des sociétés industrielles modernes. Mais la voie “dure” empruntée, qui consiste à mettre à disposition toujours plus d'”eau bleue”, se heurte à des limites évidentes. Des limites quantitatives d’une part, car les fleuves des régions du monde densément peuplées et à forte consommation d’eau ont de toute façon un volume d’eau à peine suffisant et sont menacés d’assèchement. Des limites écologiques d’autre part, car ces grands chantiers hydrologiques n’interviennent pas seulement en profondeur dans l’équilibre écologique des fleuves et des lacs, mais aussi parce que l’agriculture intensive en irrigation qui repose sur eux entraîne une spirale négative pour les sols exploités : il n’y a pas loin de la salinisation et de l’appauvrissement en nutriments, à l’infestation par la vermine et au déficit de croissance, qui doivent à leur tour être combattus à l’aide de pesticides et d’engrais chimiques. L’afflux de ces derniers pèse à son tour considérablement sur la qualité de l’eau des rivières et des lacs.
La prolifération d’algues toxiques et toutes les formes possibles de pollution bactérienne dans les eaux sont principalement dues à l’agriculture intensive. C’est pourquoi, au lieu de parier sur la menace de pénurie d’eau en construisant des projets de barrage et de détournement de cours d’eau de plus en plus étendus et portant atteinte à l’écologie des eaux, comme c’est le cas actuellement en Chine (Canal de l’Empereur) ou en Inde (National River Linking Project), il conviendrait de se concentrer sur la voie douce de la récupération de l’eau de pluie et de la prévention de l’évaporation pour l’agriculture. En effet, compte tenu de l’injustice croissante en matière de répartition, de l’augmentation de la population mondiale et des variations toujours imprévisibles des précipitations, il est urgent d’agir : “L’énorme défi de ce siècle est de limiter ou d’organiser la consommation d’eau de l’agriculture, des différentes industries et des ménages de manière à ce que les limites de tolérance écologiques soient respectées (tout en permettant d’augmenter encore la production alimentaire)”. (Gerten 2020, 53)
Un réservoir inépuisable
Le constat est clair : les tentatives de combler le déficit en eau qui advient par des stratégies de concentration des ressources, c’est-à-dire des stratégies qui se limitent à toujours plus, toujours plus loin, en suivant la “voie dure”, se heurteront bientôt à leurs limites planétaires. Pour Gerten, l’approche la plus prometteuse consiste donc en une stratégie qui augmente avant tout l’efficacité de l’utilisation de l’eau grâce à des techniques d’irrigation innovantes, à la réduction des pertes par évaporation et à la diminution de la part des produits animaux dans l’alimentation. Ce n’est qu’à titre complémentaire que de nouvelles ressources en eau devraient être exploitées, principalement dans le domaine des “eaux vertes”, et que les pâturages devraient être transformés en terres arables. Les nouvelles surfaces d’irrigation ne devraient être développées qu’en dernier lieu et le “commerce virtuel de l’eau” devrait être amélioré.
En ce qui concerne les techniques d’irrigation, le potentiel d’économie le plus élevé réside dans le passage des techniques d’irrigation à grande échelle (jusqu’à 25-35 % de pertes) à la micro-irrigation ou au goutte-à-goutte (5-15 % de pertes). Il faudrait surtout recourir à des formes décentralisées de “water harvesting” qui, grâce à des étangs, des canaux, des barrages et des citernes de petite taille, peuvent recueillir sur place l’eau de pluie et la stocker pour les périodes de sécheresse. Ces techniques d’irrigation “pré-modernes”, qui remontent aux premières civilisations, sont celles dont Gerten attend le plus d’aide face aux besoins croissants en eau. En outre, l’agriculture pluviale, la densité de plantation, l’alternance des cultures et le paillage du sol ne sont que quelques-unes des mesures qui montrent les alternatives disponibles pour une agriculture plus efficace en termes d’eau. Dans un modèle de calcul de l’Institut de recherche sur l’impact climatique de Potsdam, il a été établi que la mise en œuvre systématique de ces méthodes plus durables d’utilisation de l’eau “sur toutes les terres arables existantes” permettrait d’augmenter la production mondiale de calories de 40% et de réduire simultanément l’utilisation de l’eau bleue de 500 km3. Même si les modélisations de ce type restent inévitablement abstraites, elles mettent en évidence l’immense potentiel que l’on peut attendre d’une agriculture plus efficace en termes d’utilisation de l’eau et intégrant “l’eau verte”. “Il existe un réservoir quasiment inépuisable de possibilités de réduire l’empreinte hydrique des pays, des communes, des entreprises ou des individus et de contribuer ainsi à détendre la situation de l’eau, critique dans de nombreuses régions”. (Gerten 2020, 143-144)
En fin de compte, compte tenu de la tonalité agréablement optimiste de l’ouvrage, y compris de son argumentation bien pensée sur le plan des statistiques et de la technologie de l’eau en faveur d’une utilisation plus intensive de “l’eau verte”, il ne manque qu’une chose : l’analyse des implications et des obstacles politiques, sociaux, administratifs et économiques qui font actuellement obstacle à une mise en œuvre conséquente des techniques alternatives d’utilisation de l’eau décrites. En effet, contrairement au domaine de la production d’électricité alternative par des installations décentralisées d’énergie solaire, de biomasse et d’énergie éolienne qui, dans un pays comme l’Allemagne, étaient déjà en mesure de couvrir 41% des besoins en électricité en 2021, le débat sur les sources d’eau alternatives n’en est encore qu’à ses débuts dans ce pays. Compte tenu de l’urgence de l’augmentation des besoins en eau dans le monde, il faut espérer que la perspective ouverte de manière impressionnante par Gerten et ses collaborateurs sera reprise et développée le plus rapidement possible dans une multitude de présentations orientées vers la technologie et la mise en œuvre concrète.
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